Une université résistante

Repliée à Clermont-Ferrand de 1939 à 1944, l’Université de Strasbourg devient un foyer de la Résistance. En 1947, elle est la seule université à recevoir la médaille de la Résistance avec rosette pour les actions menées et les épreuves subies par sa communauté.

Contexte historique

1933, Hitler arrive au pouvoir. La nature du régime nazi se dévoile et contamine les universités de la rive droite du Rhin. En première ligne, l'Alsace, consciente du danger, dispose d'un plan d'évacuation qu'elle mettra en œuvre à la déclaration de guerre.

Avant même le début de la Seconde Guerre mondiale, la communauté universitaire de Strasbourg se mobilise. La France a abandonné ses alliés tchécoslovaques lors de la signature des accords de Munich et le 9 novembre, la nuit de Cristal s’est traduite par des actes de violence innombrables sur la rive droite du Rhin (les synagogues de Baden-Baden, Oberkirch, Fribourg en Brisgau, et des localités voisines sont incendiées), ce dont les Alsaciens sont témoins.

En janvier 1939, 128 universitaires strasbourgeois signent une pétition adressée au président Albert Lebrun pour que la France  maintienne les traditions de liberté, de tolérance politique, religieuse et ethnique qui constituent, au même titre que le territoire, le patrimoine de la nation, font la force de son patriotisme et sont la source de son rayonnement universel .

Monsieur le Président de la République,

Les cent vingt-huit professeurs soussignés, appartenant aux sept facultés de l’Université de Strasbourg, placés par leur mission aux frontières de la France et attentifs aux échos qui leur parviennent ou qu'ils rapportent de l'étranger, se tenant en dehors de toute considération de parti, profondément inquiets de la poussée des forces qui, bouleversant l'équilibre européen, risquent d'isoler la France sur le continent et menacent dès maintenant l'intégrité de son Empire :

  • estiment que tout abandon nouveau ne peut avoir d'autre effet que de précipiter cette évolution et de la rendre irrésistible ;
  • conscients de l’importance tragique pour les destinées du pays des décisions qui seront prises dans les mois à venir ;
  • ont résolu de confier l’expression de leur inquiétude, et de vous demander respectueusement d'user de votre haute influence
  • pour que soient écartées non seulement toute cession de territoire - ce qui va de soi – mais aussi toute mesure risquant de de préparer notre expropriation ou de compromettre  la sécurité de nos frontières et de nos communications ;
  • pour que la France maintienne les traditions de liberté, de tolérance politique, religieuse et ethnique qui constituent, au même titre que le territoire, le patrimoine de la nation, font la force de son patriotisme et sont la source de son rayonnement universel ;
  • Pour qu'elle ne se désintéresse pas complètement des grandes questions européennes, et ne renonce pas aux amitiés indispensables au maintien de sa situation du monde

Et vous prient, Monsieur le Président de la République, de bien vouloir agréer l'expression de leur dévouement profondément respectueux.

La liste des signataires est publiée dans le numéro du 5 février 1939 dans la Dépêche de Strasbourg

L'exil à Clermont-Ferrand septembre 1939

La ville est évacuée du 1ᵉʳ au 4 septembre 1939. 380 000 Alsaciens et Lorrains sont repliés dans le sud-ouest de la France.

Le 3 septembre 1939, les alliés déclarent la guerre et l’Université de Strasbourg est transférée à Clermont-Ferrand, emportant ses fonds bibliothécaires et ses équipements scientifiques. Le choix de la ville de Clermont-Ferrand s'est justifié par sa croissance exceptionnellement forte, du fait de ses activités industrielles et de ses fonctions tertiaires. Par ailleurs, elle dispose de bâtiments universitaires spacieux ouverts en 1934, et d'une grande cité destinée aux étudiants. 

En novembre 1939, la rentrée à Clermont-Ferrand se fait à effectifs réduits à cause de la forte mobilisation : 1 200 étudiants et 175 enseignants.

L'entrée en résistance

Le 22 juin 1940, l’Alsace est annexée par le Reich. Les autorités allemandes cherchent à rapatrier les membres de l’Université, mais la majorité refuse et reste en Auvergne. L'entrée en vigueur des lois antisémites du régime de Vichy frappe des étudiants, des praticiens hospitaliers et plusieurs enseignants, qui perdent leurs postes. La politique antijuive se traduit par la destitution d’universitaires respectés.

À l'automne 1940, l'État français accepte le retour à Strasbourg des biens culturels et du matériel évacués un an plus tôt, malgré l’opposition de la communauté universitaire et alors que ce rapatriement n'avait pas été prévu par la convention d'armistice. Malgré les tentatives d'opposition au transfert des bibliothèques, celui-ci ne peut être empêché, pendant l'été 1941. Mais, on prend soin de soustraire tout ce qui peut l'être en évitant l'entrée des Allemands dans les locaux clermontois.

Les réticences des professeurs et des étudiants alsaciens sautent aux yeux de la délégation allemande envoyée à Vichy. Selon les mots du commissaire Herbert Kraft « Il est inutile de vouloir influencer ces gens, toute tentative étant d'avance vouée à l'échec ». 

La résistance s'organise à Clermont-Ferrand. Le mouvement Libération-Sud, dont le philosophe Jean Cavaillès est l'un des animateurs, aux côtés d'Emmanuel d'Astier, de la Vigerie et de Lucie Aubrac, y débute à l’automne 1940.

L'année suivante, en 1941, le réseau Liberté, créé par les juristes René Capitant et Marcel Prélot, rejoint le mouvement Combat et le groupe lyonnais Franc-Tireur, de Jean-Pierre Lévy, dont l'historien Marc Bloch est la figure majeure.

Sous couvert d'activités archéologiques, la communauté étudiante des Gergoviotes joue un rôle important dans la résistance locale : soutenue par le général de Lattre de Tassigny, elle constitue un vivier de recrues pour les premiers mouvements de résistance. Membre de ce groupe, le jeune résistant Jean-Paul Cauchi forme le groupe Combat étudiant à la demande d’Alfred Coste-Floret pour coordonner la résistance étudiante. C'est Jean Moulin qui unira ces trois ensembles au sein des Mouvements unis de la résistance (MUR) en novembre 1942.

Pour aller plus loin :

Les rafles de 1943

Le 11 novembre 1942, l’Allemagne envahit la zone libre et Clermont-Ferrand est occupée. Les autorités nazies sont décidées à mettre un terme à ce mouvement de résistance « afin que le très grand danger que représentent les émigrés de l'ex-université de Strasbourg puisse être écarté le plus vite possible ». Le plan est validé par Himmler pour une exécution au moment le plus favorable.

Le 24 juin 1943, en réaction à l’assassinat de deux gestapistes par un étudiant résistant, une première rafle au foyer étudiant « La Gallia » à Clermont entraîne l’arrestation et la déportation de 37 étudiants. Les étudiants juifs sont envoyés vers les camps de la mort.

Le 25 novembre suivant, l’armée et la Gestapo entrent dans les bâtiments de l’Université tandis que la police se rend au domicile d’enseignants. L'helléniste Paul Collomp, qui s'interpose, est froidement abattu. Ils rassemblent le personnel et les étudiants, soit 1 200 personnes, en retiennent entre 400 et 500, incarcérées à la caserne du 92ᵉ Régiment d’infanterie, puis procèdent à un tri : 130 personnes seront déportées. Seules une trentaine survivront. Cet événement n’a pas d’équivalent ailleurs.

En 1944, la répression se poursuit avec une vague d'arrestations d’universitaires strasbourgeois. Au total, l’Université déplore 139 disparus, dont les noms sont inscrits sur une plaque commémorative à l’entrée du palais universitaire.

La rafle du 25 novembre 1943 - Persée

Libération et reconnaissance

Le démantèlement de « l'université de la résistance » se poursuit jusqu'à la veille de la Libération. Clermont-Ferrand est libérée le 27 août 1944, et Strasbourg le 23 novembre par le Général Leclerc.

Le 30 juin 1945 marque la fin de la dernière année universitaire de Strasbourg à Clermont-Ferrand.

Le 5 octobre 1945, l’Université fait sa rentrée à Strasbourg en présence du Général de Gaulle, qui déclare :  Pour en arriver là, je sais bien quelles épreuves elle a traversées : physiques, morales ; mais du fait qu’elle se retrouve toute entière rassemblée là où elle doit être, il me semble que l’avenir lui apparaît désormais meilleur, plus fort et plus grand… 

Diplôme encadré de la République française, signé par le général de Gaulle, décernant la Médaille de la Résistance française à l’Université de Strasbourg (avec rosette), daté du 20 novembre 1947 Diplôme encadré de la République française, signé par le général de Gaulle, décernant la Médaille de la Résistance française à l’Université de Strasbourg (avec rosette), daté du 20 novembre 1947

En 1947, l’Université de Strasbourg devient la seule université française à recevoir la médaille de la Résistance avec rosette, destinée à ceux qui  se sont signalés par l'importance des services rendus ou par la gravité des risques courus .

Portraits de résistants

Cette série de portraits donne un visage aux universitaires et étudiants victimes du nazisme. Ils nous rappellent que nos sociétés ne sont pas à l'abri de la barbarie, ils nous rappellent aussi que parmi les victimes des totalitarismes, il y a toujours eu des scientifiques, des enseignants et des intellectuels. L'éducation et la science restent nos meilleurs remparts contre le déni des valeurs démocratiques.

François Amoudruz (1926–2020)

François Amoudruz a 13 ans à la déclaration de guerre et vit avec sa famille à Clermont-Ferrand. Étudiant à la faculté de droit, il est arrêté le 25 novembre 1943, jeté en cellule puis transféré au camp de concentration de Buchenwald. Revenu en France en mai 1945, il retrouve les bancs de la Faculté de droit à l’automne 1947.

Témoignage de François Amoudruz - Le repli et l'accueil de l'Université de Strasbourg à Clermont-Ferrand

Lucien Braun (1923-2020)

En 1943, Lucien Braun a 20 ans et est étudiant à l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Plus tard, il devient professeur de philosophie et historien de la philosophie. Il préside l’Université Marc Bloch, et dirige des collections aux Presses universitaires de Strasbourg. En 2011, il est l’un des derniers témoins de cette période et la Revue d’histoire et de philosophie religieuses l’invite à partager son regard sur ces événements et la mémoire qui en est faite.

Le témoignage de Lucien Braun dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses

Gaston Mariotte (1919-2020)

Né en Moselle en 1919, Gaston Mariotte était étudiant en droit à l’Université de Strasbourg lors de la déclaration de guerre. Après son service militaire, il rejoint l’université à Clermont-Ferrand et devient résistant. Arrêté au foyer « La Gallia » le 24 juin 1943, il est déporté à Buchenwald et envoyé au kommando de Schönebeck. À la libération de Buchenwald, son kommando est évacué à pied. Il est rapatrié en France après 23 jours de marche.

« Le résistant-déporté Gaston Mariotte s’est éteint » dans les archives de l'Actu

Armand Utz (1922-2022)

Armand Utz naît à Ottrott en 1922. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est envoyé en Allemagne pour le Reicharbeitdienst (RAD). Réfractaire à l'incorporation de force des Alsaciens dans la Wehrmacht, il fuit Obernai en 1942 avec un camarade et rejoint l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand en mai 1943. Membre des réseaux d'étudiants résistants, il est arrêté lors de la rafle du 25 novembre 1943, et déporté à Buchenwald puis à Flossenbürg. Libéré le 11 avril 1945, évacué à pied, il contracte le typhus et pèse seulement 40 kilos à sa libération par l’armée russe. Il rentre en France le 17 juin 1945. Après la guerre, il s’installe à Stotzheim, se marie et devient père de 3 enfants. Il devient le dernier survivant du groupe Cavaillès, un mouvement de résistance initié à l’automne 1940 autour de la figure du philosophe et épistémologue Jean Cavaillès. Il témoigne notamment face à la caméra des étudiants du Centre universitaire d'enseignement du journalisme (Cuej) en novembre 2011.

Pour aller plus loin :

Hélène Geismar-Sinay (1920-2004)

Docteure en droit (1942) ayant échappé par miracle à l'arrestation en 1943, elle se cache pendant toute la guerre et reprend sa carrière à l'Université de Strasbourg dès la rentrée 1945. Elle témoigne dans L'Université résistante, documentaire de Barcha Bauer (1999).

Jean Cavaillès (1903-1944)

Maître de conférences en philosophie, cet épistémologue reconnu, lieutenant au département du Chiffre en 1939, prisonnier de guerre évadé en juin 1940, est révoqué par Vichy pour ses activités de résistant : il a cofondé le mouvement Libération. Arrêté en août 1943, torturé, il est fusillé le 17 février 1944 à Arras. Mort pour la France.

Marc Bloch (1886-1944)

Professeur d'histoire du Moyen Âge, vétéran de la Grande Guerre, cofondateur de l'École des annales à Strasbourg, il est révoqué par Vichy car juif.  Résistant au sein du mouvement Franc-Tireur, il est arrêté chez lui le 8 mars 1944, torturé par Klaus Barbie et exécuté le 16 juin 1944. Mort pour la France.

Robert Waitz (1900-1978)

Professeur de médecine, résistant dès 1941, responsable régional en Auvergne, ce juif alsacien déporté à Auschwitz y est affecté à l'infirmerie. Survivant à la marche de la mort vers Buchenwald de janvier 1945, il témoigne au procès de Nuremberg en 1946.

Yvonne Lobstein

Yvonne Lobstein était étudiante à l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Elle a vécu les rafles de 1943.

Visionner le témoignage d'Yvonne Lobstein

 

Ressources utiles

Pour aller plus loin